Moment critique pour la justice en Afrique

par Emma Bonino*, Libération, 23 juillet 2009


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La Cour pénale internationale (CPI) vient de fêter le 11ème anniversaire de sa naissance. Il y a onze ans, les gouvernements de 120 pays adoptèrent le Statut de Rome qui a donné lieu à l'établissement, quatre ans plus tard, à la première et unique cour pénale internationale avec juridiction permanente.

Cela devrait être une occasion de célébration. Une occasion de se réjouir du fait que, quelle que soit leur rang ou position de pouvoir, les auteurs présumés de crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou génocide, sont désormais appelés à rendre compte de leurs actions. Mais au lieu de se réjouir, les partisans de la justice pénale internationale sont remplis d'un sentiment d'inquiétude voire de frustration, craignant qu’au lieud’accéder aisément à l’âge adulte, la CPI ne traverse une adolescence problématique.

L’ironie du sort veut que la cause de cette inquiétude provienne du continent qui a actuellement le plus grand intérêt à ce que la crédibilité et l’efficacité de la Cour continuent de croître. Les nations africaines ont été une force motrice du processus ayant conduit à la création de la CPI et elles ont été les plus actives à soumettre volontairement des situations de violation du droit international à sa juridiction. Trois des quatre affaires en cours devant la CPI ont été référées par les Etats africains eux-mêmes, mais l'inculpation du président du Soudan, Omar al-Bashir, pour sa responsabilité présumée dans les crimes les plus graves commis au Darfour, est celle qui a fait l’objet de la plus grande visibilité politique et médiatique.

A cet égard, la résolution adoptée la semaine dernière à l'issue du sommet de l'Union africaine en Libye, exhortant les États membres à ne pas coopérer avec la CPI en raison du mandat d’arrêt émis à l’encontre du chef d’Etat soudanais, manifeste une évolution préoccupante.
 
Tout d'abord, il s'agit d'une violation des principes de lutte contre l’impunité inscrits dans l'Acte constitutif de l’Union africaine (UA). Deuxièmement, cette déclaration contredit l'engagement pris par les États africains membres de la CPI lors d'une réunion à Addis-Abeba au début du mois de juin, de réaffirmer leur soutien au Statut de Rome en tant que moyen de mettre fin à l'impunité. Troisièmement, et plus essentiellement, elle représente une trahison envers le peuple africain, en rangeant l'UA du côté de l'impunité et non des victimes d'atrocités.

Les tactiques cyniques et franchement antidémocratiques mises en œuvre par la présidence libyenne de l’UA, au cours du Sommet, pour museler le débat, forcer l'adoption de la résolution et dépeindre la CPI comme une sinistre institution coloniale sont déplorables. Que des membres du cercle restreint des leaders africains fassent corps pour protéger l’un des leurs et lui assurer l’immunité doit être condamné avec force. A l’inverse, la comparution du président libérien Charles Taylor devant la Cour Spéciale pour la Sierra Leone prouve que, avec une pression internationale suffisante, des dirigeants comme le président al-Bashir peuvent être amenés à rendre compte de leurs actions.
 
L'expérience des pays traumatisés par des années de conflit violent montre qu'une paix durable ne peut être atteinte avec des accords qui accordent l'impunité aux auteurs de violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire. Loin de s'opposer, la paix et la justice sont les deux faces d'une même médaille: il ne peut y avoir l'un sans l'autre, il ne peut y avoir de paix sans justice. Les mécanismes de la CPI ne sont certes pas parfaits mais prétendre qu’ils ont un impact négatif sur les négociations de paix dans les pays où des enquêtes sont menées est un argument fallacieux. En Ouganda par exemple, où une guerre civile sanglante a fait rage pendant plus de vingt ans, ce n'est que lorsque la CPI a commencé ses investigations que les protagonistes ont été contraints à la table des négociations. En Sierra Leone, il y a eu de nombreuses tentatives de paix elles ne furent couronnées de succès que lorsque la Cour Spéciale pour la Sierra Leone est devenue une composante centrale des négociations pour la reconstruction de ce pays après le conflit.
 
En réalité, la CPI renforce les acteurs internes qui veulent construire une paix réelle et durable, fondée sur la responsabilisation et la primauté du droit.  A l’heure du onzième anniversaire de la CPI, le choix qui s’impose aux dirigeants de ce continent est on ne peut plus simple. Soit ils soutiennent les victimes des atrocités commises au Darfour et leurs demandes de justice, soit ils soutiennent le Président al-Bashir et favorisent l’impunité. La première voie contribuera à bâtir un avenir meilleur pour leurs peuples, la seconde minera non seulement le système de justice pénale internationale - dont ils se disent partisans - mais aussi, selon les termes de Kofi Annan, "le désir de dignité humaine qui réside dans le cœur de chaque africain ».
 
* Emma Bonino est la Vice-Présidente du Sénat italien et un membre fondateur de No Peace Without Justice - www.npwj.org